CHAPITRE III

LA MUSIQUE, POURQUOI PAS ?

Jarvis sourit en étalant autour de ses yeux une forte couche de peinture dorée qui lui donnait un air de gourou de carnaval.

Du moins, c’était ainsi qu’il s’imaginait les gourous : longs cheveux gominés, tirés en arrière, maquillage outrancier où les traits du visage disparaissent sous des tonnes de graisse et costume bariolé. Peut-être n’était-ce qu’une idée toute faite, imagerie véhiculée par ses lectures de jeunesse, mais en tout cas elle était trop bien ancrée en lui pour qu’il pût seulement songer à l’en déloger. Et après tout, était-ce bien souhaitable ?

Il avait toujours été énormément influencé par les livres qu’il lisait et c’était ainsi qu’il était devenu ce qu’il était : Jarvis, le meilleur chanteur de France et – pour ce qu’on en savait – du monde entier.

L’un des derniers également. Depuis que les dormeurs avaient pris en main les rênes du pouvoir et institué une informatisation maximum des tâches, autorisant des journées de travail de moins en moins longues, les professions artistiques – plus astreignantes – étaient tombées en désuétude. D’autant que, désormais, il fallait, pour être dispensé de période quotidienne de travail, faire la preuve de son habilitation à gagner sa vie en dansant, chantant, peignant ou jouant de la musique. Visiblement difficiles, les dormeurs n’accordaient que rarement une dérogation et seuls les acharnés parvenaient à ce résultat.

Jarvis était un acharné…

De chanteur de cabaret, pratiquement inconnu, il était devenu en l’espace de quelques années l’idole de toute une population, comme avaient pu l’être au siècle précédent des gens comme James Dean ou Elvis Presley, deux figures du show-business dont bien peu de gens se souvenaient aujourd’hui.

Jarvis avait passé des heures et des heures à observer les gens, à les tester, cherchant à connaître leurs goûts et à savoir ce qu’ils attendaient.

Un jour, il avait compris, c’était aussi simple que cela : il avait enregistré une chanson qui avait battu tous les records de vente de l’histoire et, depuis, tout était devenu plus facile pour lui : un enregistrement et une tournée de trois mois par an lui procuraient largement de quoi vivre – à une époque où l’argent se faisait de plus en plus symbolique – et il pouvait sans crainte consacrer le reste du temps à paresser et à s’amuser en compagnie des innombrables admirateurs et admiratrices que lui assurait sa popularité.

Cette image d’homme public, perpétuellement entouré de beautés frémissantes, faisait partie du personnage qu’il avait créé : le public reportait sur lui tous les désirs de gloire et de puissance qu’il ne connaîtrait jamais. Chacun se plaisait à l’envier mais personne n’eût volontairement pris sa place. Ainsi allait, intemporel, le sort des idoles, acclamées et solitaires…

Jarvis sursauta en sentant deux mains fraîches se poser sur ses épaules et commencer de le masser doucement. Le miroir de la coiffeuse lui renvoyait l’image d’une jeune femme aux cheveux blonds, debout derrière lui. Vêtue d’une courte tunique ajourée, aux reflets argentés, elle ressemblait un peu à une de ces pin-up qui paraient la couverture des magazines, au temps où la pudeur n’exigeait que ce zeste de perversité innocente pour défrayer la chronique.

— Je ne t’ai pas entendue entrer, Virana…, dit Jarvis à mi-voix.

L’interpellée se pencha vers la nuque du chanteur et y déposa un petit baiser affectueux. Son abondant maquillage, à dominante rouge foncé, faisait ressortir la pâleur de sa chevelure et les lueurs bleues de ses yeux.

— Le concert va débuter dans un quart d’heure. Je suis venue voir si tu étais prêt. Sans moi, tu serais toujours en retard…

Jarvis sourit. Virana adorait se sentir indispensable, à n’importe qui, et depuis ce jour d’ivresse où, presque par hasard, elle était devenue sa maîtresse, c’était sur lui que se reportaient ses attentions.

Pourtant il était bien obligé de reconnaître qu’en l’occurrence elle avait raison : il avait un peu trop tendance à laisser les choses s’accomplir d’elles-mêmes ou à ne les entreprendre qu’au dernier moment. Grave défaut, dans une société où l’exactitude prime tout…

— Je n’ai plus que mon costume à enfiler ! la rassura-t-il en apposant une dernière touche de fard à son maquillage.

Il s’éjecta de son siège, dénoua son peignoir-éponge et saisit ledit costume, pendu à un cintre, près du miroir. C’était un ensemble veste-pantalon orné de paillettes dorées qui scintillaient au moindre mouvement. Jarvis le passa rapidement et se planta devant sa glace. Il eut une moue de résignation.

— Ridicule, fit-il. Vraiment ridicule…

— Moi je le trouve très joli ! minauda Virana en enserrant le chanteur de ses bras.

Celui-ci lui lança un regard agacé qui se mua aussitôt en sourire indulgent. Complètement idiote mais trop gentille pour qu’on puisse lui en vouloir…

— Tu te rends compte, dit-il sans plus s’occuper de sa compagne, que la plupart des gens qui seront dans la salle ce soir n’ont jamais entendu, ne serait-ce qu’une seule fois, le mot « corrida ». Et pourtant ils vont prendre plaisir à me voir faire le clown en costume de pseudo-toréador !

— C’est sans doute parce que les gens sont stupides et que nous vivons le règne du tape-à-l’œil ! fit une voix masculine derrière les deux jeunes gens.

Rémy Barnes, le batteur du groupe, un brun colosse de deux mètres de haut, encadrait son imposante silhouette dans l’embrasure de la porte. D était lui aussi vêtu et maquillé de façon outrageusement voyante, à l’extrême lisière du bon goût.

— Tu as la gloire, Jarvis, reprit-il, et, crois-moi, ce n’est pas uniquement à cause de tes chansons. Les gens viennent t’entendre, soit, mais ils viennent surtout te voir. Nous voir. Supprime-leur le spectacle, les couleurs, et ils te jetteront aux ordures. Sans pitié !

— Ça a l’air de te faire plaisir…, dit sèchement Jarvis en faisant face au géant.

Celui-ci sourit légèrement et se laissa tomber de tout son poids sur un fauteuil qui émit un craquement sinistre.

— Dans un sens, c’est vrai : ça me fait plaisir. Parce que la seule chose que je sache faire proprement, c’est cogner sur ma batterie en faisant saillir mes muscles. « L’hercule de la scène », ils m’ont surnommé, c’est bien pour ça, non ? C’est comme Virana : le seul truc qu’elle soit capable de faire, c’est montrer ses fesses sous les projecteurs, passe-moi l’expression… Nous sommes tous comme cela, tous les membres du groupe : nous ne savons rien faire d’autre et nous préférons être acclamés par le public à vivoter en rentrant des données dans les banques mémorielles d’un ordinateur. Alors si, par chance, ce que nous faisons plaît aux gens, pourquoi nous ferions-nous prier ?

Le visage de Barnes était marqué d’un sourire ironique et un peu amer.

— Tu es peut-être le seul d’entre nous à avoir un réel talent, Jarvis, continua-t-il. J’aime tes chansons : je reconnais qu’elles sont intelligentes, bien faites. Mais cela, le public s’en moque ; l’intelligence, c’est le dernier de ses soucis. Il veut qu’on lui en mette plein la vue, il vient pour cela ; s’il n’a pas sa ration de chair fraîche et de couleurs criardes, il reste sur sa faim. Essaie de leur enlever ça, Jarvis, et ils te descendront de ton piédestal aussi vite qu’ils t’y ont élevé ! Le public est imbécile mais il est roi…

Jarvis secoua pensivement la tête.

— Je ne suis pas d’accord avec toi, Rémy. Je ne pense pas qu’ils soient tous aussi stupides que tu le crois. Ils sont seulement intoxiqués, conditionnés par l’image, mais c’est tout. Je suis persuadé que je pourrais faire un spectacle sans fioritures, un spectacle intelligent, qui marcherait. Il suffit de les secouer un peu…

Rémy Barnes éclata de rire.

— Excuse-moi, se reprit-il. Je n’ai pas l’intention de te vexer mais je te trouve vraiment trop naïf. À t’entendre, on croirait que tu es un gamin encore rempli d’illusions. Monte-le, ton spectacle ! Vas-y, si tu y crois ! Je te prédis un échec retentissant. Peut-être qu’il te faudra cela pour comprendre, après tout…

— Alors, vous venez ? cria par la porte Francis Blain, le benjamin du groupe, un garçon d’environ dix-huit ans, dont l’aspect fragile et les yeux fardés accentuaient le côté féminin.

— On arrive ! répondit Jarvis en se dirigeant vers la sortie. Nous reparlerons de tout ça à un autre moment, Rémy. J’espère que ton mépris du public ne t’empêchera pas de jouer ce soir…

— Ne t’en fais pas ! fit Barnes en se levant d’un seul bloc. Je n’aime pas ce que je fais, c’est une chose, mais j’ai quand même assez de bon sens pour le faire du mieux que je le peux. Je ne tiens pas à être détrôné, moi !

En silence, les quatre musiciens se dirigèrent vers la scène.

Caché derrière une tenture, Jarvis jeta un coup d’œil prudent dans la salle : comme d’habitude elle était pleine à craquer et retentissait d’un brouhaha gigantesque ; tous les spectateurs, ou presque, étaient debout, frappant dans leurs mains sur un rythme plus ou moins régulier et trépignant de l’impatience qu’ils avaient de voir enfin apparaître leurs idoles. La popularité de Jarvis était telle que les dormeurs avaient même décidé de supprimer toutes les périodes de travail durant ses concerts. Quand il jouait dans une ville, la vie de celle-ci s’arrêtait pour quelques heures : on appelait ça un phénomène social.

« Et si c’était Rémy qui avait raison ? pensa le chanteur en contemplant la foule. Après tout, ils ont vraiment l’air de bêtes stupides. Ou alors c’est peut-être que je me fais vieux… C’est moi qu’ils acclament et pourtant… »

Et pourtant ça ne lui procurait plus cette excitation que jadis il ressentait dès les premiers applaudissements, en mettant le pied sur la scène. Ça ne lui donnait plus cette envie de se dépenser sans compter et de chanter jusqu’à l’épuisement, qui l’avait si souvent amené à terminer ses concerts complètement vidé, à la limite de l’évanouissement. Peut-être ne vivait-il finalement que d’illusions…

— Bon ! Tout le monde en place. On démarre ! fit-il en chassant ses pensées.

La scène était encore entièrement plongée dans l’obscurité et les musiciens pouvaient y évoluer à leur guise, sans être aperçus de la salle.

Rémy Barnes alla se placer derrière sa batterie et saisit ses baguettes tandis que Francis Blain, guitare basse en bandoulière, se postait sur le côté droit de la scène. Diamétralement opposée à lui, flûte traversière en main, Virana se tenait debout, souriante, devant son micro.

En bonne vedette, Jarvis, ayant ajusté la sangle de sa guitare électrique, rejoignit sa place au centre de la scène.

Ayant reçu un signe approbateur de la part de Rémy, il lui fit signe de commencer.

Dès que monta le roulement de batterie, les bruits de la salle s’éteignirent comme par enchantement : le concert était entamé et la foule retenait son souffle.

Suivant le minutage impeccable mis au point depuis de nombreuses représentations, un assistant posté sur une plate-forme – au fond de la salle – pointa un projecteur sur Rémy, faisant étinceler sa puissante musculature, alors que le roulement s’élevait, de plus en plus fort.

Lorsqu’il emplit toute la salle, Rémy cassa brusquement la tension induite, par un violent coup de cymbale, synchronisé avec un accord rocailleux de la basse de Francis. Tandis qu’un second projecteur illuminait ce dernier, les deux jeunes gens mêlèrent la sonorité de leurs instruments sur un rythme syncopé, en une parfaite cohésion obtenue grâce à des heures de pratique en commun.

Au bout d’une dizaine de mesures, un troisième projecteur révéla au public la mince silhouette de Virana ; la jeune femme commença de tirer de son instrument une mélodie rapide et incisive qui, amplifiée, dominait quelque peu la section rythmique.

C’est alors que, brusquement entouré d’un halo de lumière verte, Jarvis tira les premières notes de sa guitare, déclenchant les acclamations ; suite de sons grêles, tout d’abord bien détachés puis de plus en plus étroitement mêlés jusqu’à obtenir un de ces soli extravagants dont il avait depuis longtemps fait sa spécialité. De grave et profonde, la guitare se faisait brusquement suraiguë, déchirante, semblant vouloir fuir cette terre pour se réfugier au sein des étoiles.

Dès ce premier morceau, comme à l’accoutumée, le public fut accroché, harponné par le groupe…

Fermant les yeux pour mieux laisser la musique leur suggérer des images, des rêves d’évasion, certains étaient immobiles, renversés dans leur siège, mais la plupart choisissaient d’ouvrir les yeux et de contempler les musiciens : les regards passaient de la silhouette dorée de Jarvis aux épaules musclées de Rémy, du costume étoilé de Francis au corps ondulant de Virana, personnifiant à la fois le serpent et la flûte du charmeur…

Lorsque le groupe plaqua le dernier accord et que la musique cessa de résonner dans la salle, les applaudissements crépitèrent sans interruption pendant près d’une minute, attisés par les rituelles paroles de bienvenue que prononçait Jarvis – sans réel espoir de se faire entendre – et par les baisers que Virana dispersait à la cantonade.

Lorsqu’un relatif silence se fut rétabli, Jarvis annonça le titre de la chanson suivante : Comment te dire combien je t’aime ? Aussitôt les bravos reprirent de plus belle : Comment te dire… était le plus gros succès du moment, la chanson qu’à longueur de journée on entendait sur les ondes.

En souriant, Jarvis commença de gratter les cordes de son instrument. Cette fois-ci il allait chanter et il savait que les spectateurs n’attendaient que cela… Il s’injuria mentalement pour les doutes qu’il avait pu avoir : maintenant, au milieu de la sueur et du bruit, il se sentait pris de la même frénésie qu’auparavant, le même besoin de donner tout ce qui était en lui, sans se préoccuper de la fatigue.

À ce moment précis, il sut qu’il ne cesserait jamais de jouer, de chanter, et il sut également qu’il allait réaliser ce spectacle auquel Rémy Barnes ne croyait pas.

À ce moment précis, il était persuadé de réussir…

Elisha rêvait.

Renversé en arrière dans le siège déglingué, il fermait les yeux et se laissait envahir par la musique. Les accords de guitare sèche, ponctuant les mots de Jarvis, n’étaient troublés que par les ronchonnements de quelques spectateurs. Complexe, cette chanson calme en forme de sonnet classique, était souvent boudée par une bonne partie du public. Jarvis restait seul sur une scène plongée dans l’obscurité – sauf pour un unique projecteur – et il chantait, juste cela, il chantait… Pour quelques minutes le faste du show s’évanouissait, les couleurs tapageuses disparaissaient et il ne subsistait que la musique, dépouillée de ses masques, et la voix de Jarvis : écorchée, criant son désespoir et sa solitude.

C’était en tout cas de cette façon qu’Elisha ressentait le Complexe, qu’il en recevait et comprenait le sens.

Pour la plupart des autres, pourtant fans acharnés de Jarvis, ce n’était qu’un pénible exercice de style, ennuyeux au-delà de toutes limites et, de toute façon, pas un titre se prêtant à une interprétation scénique ; il y manquait trop de choses : l’électricité dominante des autres chansons, l’optimisme des paroles et surtout la présence des autres musiciens. Si on pouvait à la rigueur se passer du petit bassiste, on ne pouvait en aucun cas oublier – fût-ce le temps d’un refrain – la batterie martelée par les muscles d’acier de Rémy Barnes, ni le sex-appeal de Virana.

Jarvis pinça une dernière fois les cordes de sa guitare et s’inclina, très bas, devant le public.

Par habitude, même les plus réfractaires applaudirent et le chanteur sortit de scène ; les lumières de la salle se rallumèrent. C’était la traditionnelle fausse sortie, précédant le rappel final sans lequel un concert n’était jamais véritablement réussi.

Elisha rouvrit les yeux et se redressa pour observer la salle : les spectateurs trépignaient d’impatience en scandant le nom de leur idole, espérant ainsi le faire revenir plus vite sur scène.

Elisha n’avait jamais été capable de se mêler à de telles manifestations d’allégresse. Non pas qu’il ne s’en sentît pas l’envie mais, simplement, il n’osait pas exprimer physiquement, dans un lieu public, les pulsions qui s’insinuaient en lui, ne se rendant pas compte qu’en restant ainsi immobile et silencieux il se faisait probablement plus remarquer qu’en hurlant à tue-tête ou en tentant de monter sur la scène, quitte à se faire repousser violemment par les agents du bonheur composant le service d’ordre.

Pourtant il se sentait prêt, lui aussi, à frapper dans ses mains, car le concert avait été véritablement excellent – un des meilleurs auxquels il eût assisté – et tout son être brûlait du désir de voir revenir le groupe sur scène. Son seul regret était que le chanteur n’eût pas fait durer plus longtemps le Complexe, tout en sachant fort bien qu’il n’avait pas tellement intérêt à le prolonger : il ne souhaitait pas se faire huer par le public.

Une clameur de triomphe s’éleva de la foule quand les musiciens, visiblement exténués, vinrent reprendre les places qu’ils occupaient au début du concert.

L’enthousiasme du public était à son comble et, renonçant à faire une annonce au micro, Jarvis se contenta d’entamer sur sa guitare l’introduction d’un morceau qui fit redoubler les acclamations. Pour la seconde fois de la soirée, ils allaient jouer Comment te dire combien je t’aime ? ce qu’ils eussent pu faire dix fois de suite sans que personne n’y trouvât rien à redire.

Elisha secoua la tête : cette chanson lui faisait au contraire l’effet d’une rengaine au parfum éventé, quelque chose de fabriqué pour « marcher », qui contenait les éléments nécessaires à lui assurer un gros succès, mais sans aucune recherche, musicale ou poétique.

C’était un tube, comme disaient les amateurs de rétro, ne cessant de reprendre à leur compte des expressions populaires passées de mode.

Ne se sentant plus le courage de supporter l’hystérie du public, Elisha se leva et se fraya péniblement un chemin vers la sortie de la salle.

*

Jarvis finissait de se démaquiller, faisant une grimace de dégoût devant la masse graisseuse qu’il décollait de son visage, lorsque Phil Oberon entra dans la pièce. Sous ses airs de père tranquille à la barbe poivre et sel, Oberon n’était ni plus ni moins que le producteur du groupe, celui dont le génie sonore novateur, associé aux idées musicales de Jarvis, lui avait assuré une renommée mondiale. Le son, ce son si caractéristique, qui permettait de reconnaître au premier coup d’oreille le groupe de Jarvis, c’était Oberon, ses équalizers, ses tables de mixage et ses amplis…

— Bravo, mon vieux ! s’exclama le producteur. Vous avez été impeccables, tous les quatre, ce soir. Je crois que nous avons fait une recette encore plus importante que la dernière fois…

— Quel est le problème, Phil ? interrogea froidement Jarvis, vous avez envie d’une deuxième piscine en or massif.

Oberon encaissa le sarcasme sans broncher : alors que la plupart des gens vivaient très bien avec une somme minimale, il était connu pour dépenser de gigantesques quantités d’argent, le plus souvent afin d’acheter des objets de luxe totalement inutiles.

— Je ne vous demande pas où passe votre argent, se contenta-t-il d’observer. Soyons sérieux ! Si vous avez un instant à me consacrer, j’aimerais vous parler un peu de la prochaine tournée.

Jarvis acquiesça.

— Bien sûr ! J’ai justement un projet sur lequel je voudrais votre avis…

Oberon prit un siège, alluma une cigarette et reporta toute son attention sur le chanteur.

— Je vous écoute !

Jarvis essuya son visage fraîchement démaquillé avec une serviette-éponge. Sa peau était encore sensible, presque douloureuse, de n’avoir pu respirer pendant plusieurs heures.

— Voilà ! dit-il. Je voudrais incorporer au spectacle une série de chansons différentes de celles que je fais en ce moment, des morceaux dans le genre du Complexe, où je jouerais seul, sans maquillage et sans mise en scène…

Oberon secoua la tête.

— Impossible ! Ça ne marchera jamais. Vous voyez quelle est leur réaction alors qu’il n’y a qu’une seule chanson de ce type dans chaque concert ; chanson que je vous conseille d’ailleurs d’abandonner. Imaginez ce que provoquerait toute une série…

— C’est parce qu’ils n’y sont pas habitués, insista Jarvis. Il faudrait leur apprendre à accepter la musique et les mots pour ce qu’ils sont, à aller chercher au-delà des artifices tape-à-l’œil. Je suis sûr qu’en s’y prenant bien…

— Et moi je suis sûr du contraire ! coupa Oberon. Vos chansons prétendument intelligentes ennuient tout le monde et vous le savez très bien. Il n’est pas question de faire prendre au spectacle une telle direction : vous ruineriez tout ce que nous avons fait jusqu’à présent… Ce que je voulais vous annoncer en arrivant, c’est que nous avons fait l’emplette de quelques camions de matériel supplémentaire : vêtements, accessoires de scène, rampes d’éclairage, etc. De quoi ajouter du faste à vos concerts au lieu de les amener vers le dépouillement ascétique que vous souhaitez…

— Vous auriez pu me demander mon avis ! fit amèrement Jarvis.

— À quoi bon ? Sans moi, nous serions déjà tous en train de pianoter devant une saloperie d’ordinateur. Je n’ai pas besoin de vous pour prendre les décisions importantes. Contentez-vous de chanter et tout ira pour le mieux !

— Vous refusez de produire le spectacle que je vous propose ?

Oberon se leva et s’approcha du chanteur.

— Ce n’est pas un spectacle que vous me proposez, scanda-t-il. C’est une absurdité pure et simple.

— Je le monterai quand même ! Je vous prouverai que c’est possible !

— Vous ne pouvez pas faire ce que bon vous semble, Jarvis. Je suis au regret de vous rappeler que votre contrat vous lie à moi pour encore cinq ans. J’ai le droit de regard sur toutes vos activités et je compte bien en user.

Jarvis serra les poings, brûlant d’assener une gifle retentissante au petit producteur. Mais il savait que cela ne servirait à rien, sinon à lui attirer des ennuis, aussi se contenta-t-il de lui tourner le dos.

— Allez au diable, Phil ! fit-il sourdement.

— Recomptez vos millions et vous vous apercevrez que j’ai raison, dit Oberon avant de sortir de la loge. Bonne nuit !